L’établissement

Historique

Siège d’une occupation gallo-romaine et d’un cimetière mérovingien, la colline de Montmartre n’entre vraiment dans la légende dyonisienne, comme lieu prétendu du supplice de saint Denis et de ses compagnons, qu’au début du IXe siècle où se diffuse l’appellation de Mons martyrum au détriment de celle, sans doute effectivement plus ancienne, de « Mont de Mercure » (voire « de Mars »).

En 1096 (date rectifiée par Robert de Lasteyrie, Cartulaire général de Paris, Paris, 1887, n° 116, p. 141-142, contre « 1116 » dans l’édition Barthélemy), le chevalier Gautier Payen et son épouse Hodierne dite Comtesse donnèrent à Saint-Martin-des-Champs l’église de Montmartre (« ecclesiam que sita est in monte qui nuncupatur Mons Martirum ») : sans doute déjà existante au IXe siècle, elle se trouvait à l’emplacement de l’actuelle église paroissiale Saint-Pierre-de-Montmartre, reconstruite au milieu du XIIe siècle. La donation impliquait l’église elle-même avec son autel et assez de l’aître pour y édifier de quoi accueillir des frères (« tantum atrii ubi fierent officine fratrum »), dans ce qui devait devenir une succursale du puissant prieuré clunisien de fondation royale, le tout avec l’accord de Bouchard de Montmorency dont les biens étaient tenus en fief.

En contrebas, du côté de Paris, plus explicitement encore lié à la légende dyonisienne, puisque censément édifiée sur le lieu même de la décollation du saint évêque, une « petite église » ou « chapelle », dite du Martyre, entra vers les mêmes années et sans doute après les mêmes détours dans le patrimoine de Saint-Martin-des-Champs, qui dut pourtant retrocéder à cens à un laïque le produit des oblations, manifestement liées à la vénération du saint, voire à un pèlerinage (Lasteyrie, n° 117, p. 142).

L’acte de 1096, transmis par le chartrier de Saint-Martin-des-Champs, marque encore la préhistoire de l’abbaye de Montmartre, comme le roi capétien n’y apparaît qu’entre les lignes. La situation change en 1133 : le roi intervient directement, obtient le désengagement de Saint-Martin-des-Champs en lui abandonnant l’église de Saint-Denis-de-la-Châtre ; il reçoit en échange l’église de Montmartre, « chapelle du Saint-Martyre » (« capellam de Sancto Martyrio ») explicitement incluse, pour y fonder une abbaye féminine (sur la mention d’un acte de Louis VI de fin 1131 et sur les actes de 1133 concluant l’affaire, voir Jean Dufour, Recueil des actes de Louis VI, t. II, n° 309, p. 159-161). L’année suivante, en 1134, trois nouveaux actes royaux viennent solenniser et préciser les conditions de la fondation (Dufour, nos 350-352, p. 229-238) ; le premier de ces actes a marqué les esprits, comme le montre une riche tradition (Jean Dufour en a recensé trente copies manuscrites et neuf éditions avant la sienne…) ; la fondation y est mise à l’actif de la reine Adélaïde.

Les premières religieuses vinrent probablement de Saint-Pierre-de-Reims, tout comme l’abbesse Adélaïde. La dynastie poursuivit son soutien massif sous Louis VII, dont la sœur Constance institua par ailleurs un chapelain dans la chapelle du Martyre. En 1147, le pape Eugène III consacra la nouvelle église (et, une seconde fois dans l’année, soit la nef, soit la chapelle du Martyre), prit le monastère sous la protection de saint Pierre et confirma l’observance bénédictine.

Le monastère fut gravement touché par la Guerre de Cent ans. Il était en ruine vers 1440. Après quelques tentatives de restauration à la fin du XVe siècle, l’évêque de Paris Étienne Poncher prit en main la réforme de l’abbaye (1503-1504) : il choisit des religieuses de l’ordre de Fontevrault, tirées des abbayes de la Madeleine d’Orléans et de Fontaine-lès-Senlis, toutes deux nouvellement réformées. Il rédigea de nouveaux statuts qui instituaient un visiteur et l'élection de l’abbesse pour trois ans seulement. Les religieuses prirent alors un habit blanc. À la mort de l’abbesse Marie Langlois, l’évêque imposa d’élire une abbesse de son choix sous la direction de grands vicaires. À peine en place, Marie Cornu, qui venait de Fontevrault, congédia l’ancien receveur pour installer Guillaume Dutertre, sergent du Châtelet, qui mit de l’ordre dans les affaires. Des réformes successives survinrent par la suite, qui redynamisèrent la vocation d’un établissement tiraillé par sa vocation à accueillir des filles de l’aristocratie, réformes dont la plus connue est celle de l’abbesse Marie de Beauvilliers (1598-1657), dont l’effet se faisait encore sentir sous le règne de Louis XIV.

Le monastère a entièrement disparu, à l’exception de son église, dédiée à Saint-Pierre et devenue église paroissiale (fonction limitée au Moyen Âge à la nef, le chœur réservé aux religieuses étant dédié à la Vierge et à Saint-Denis).

Localisation du patrimoine à grands traits

La distribution mais aussi le morcellement du patrimoine sont pour ainsi dire inscrits dans les origines mêmes de l’abbaye : au fonds de terre entourant l’établissement, maigrement documenté, se joignent plusieurs paquets de possessions et de droits, dans Paris même (Change, Châtelet, Grande Boucherie) et au-delà, vers l’ouest et le sud, jusqu’en Étampois et en Gâtinais, mais aussi plus au nord, comme à Barbery (Oise, cant. Senlis), après une donation de la reine Adélaïde, qui reçut sépulture à l’abbaye.

Les biens et droits détenus dans le cœur de la « Ville », rive droite, associent l’abbaye à une zone de grande activité mais aussi de compétition serrée (étals de poissonniers et de bouchers, maisons…), ce qui intensifie la production d’actes, dont la richesse est bien connue des historiens de Paris.

Au-delà, plusieurs noyaux de possessions sont dus, avec un rythme rapide de donation, à la générosité de la dynastie capétienne. Ils semblent être restés assez stables. En 1384 (éd. Barthélemy, p. 196-203), un précieux état du temporel recense, parmi les plus grosses possessions, des implantations aux Menus (alias Boulogne-la-Petite, auj. Billancourt, comm. Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine, ch.-l. arr.), à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine, ch.-l. cant.), à Torfou en Étampois (Essonne, cant. Étréchy)…

En 1763, un « état des revenus, créances et dettes de l’abbaye de Montmartre » donne un aperçu des possessions de l’abbaye : un domaine autour de l’abbaye ; deux maisons à Paris, des rentes, une échoppe sous le grand Châtelet ; la seigneurie de Barbery ; les seigneuries de Boissy et Herbauvilliers, de Boulogne, du Bourg-la-Reine ; une ferme et des rentes à Clichy ; des bois à Roissy-en-Brie ; un pré à Chelles ; une ferme et des rentes à Collégien-en-Brie ; des rentes sur le domaine de Paris, Calais, Compiègne, les aides, les tailles, le clergé. Le domaine foncier de l’abbaye est resté sensiblement le même.

Réseaux de bienfaiteurs

La générosité royale, évidente dans la constitution du patrimoine, se lit aussi bien dans la distribution des chartes conservées. Jusqu’en 1165, le chartrier ne nous transmet guère que des actes royaux, en grand nombre, et des actes pontificaux, à l’évidence sollicités par le roi. De l’entourage de ce dernier apparaissent bientôt comme bienfaiteurs ses bouteillers héréditaires, tirés d’un puissant lignage de chevaliers de Senlis, bientôt dits « Bouteillers de Senlis ». Pour le reste, les réseaux de bienfaiteurs semblent aussi éclatés que le patrimoine.