L’édition

Les éditeurs : éléments biographiques

Lucien Victor Claude Merlet (1827-1898), né à Vannes, licencié en lettres et en droit, est ancien élève de l’École des chartes et de l’École nationale d’administration. Titulaire du diplôme de paléographe en 1848, il est nommé archiviste d’Eure-et-Loir en 1852 sur la recommandation de Benjamin Guérard, directeur de l’École des chartes. Correspondant de l’Académie des inscriptions et belles lettres, membre du Comité des travaux historiques, il est aussi un animateur actif des études historiques dans le pays de Chartres : aux côtés d’Arcisse de Caumont, il fonde en 1856 la Société archéologique du département d’Eure-et-Loir, qu’il préside jusqu’à sa mort et qui patronne notamment la publication du Cartulaire de Notre-Dame de Chartres. Il organise les Archives du département, supervise la construction d’un nouveau bâtiment destiné à les recevoir, et les pourveoit en inventaires sommaires particulièrement équilibrés ; parallèlement, il structure les archives de nombreuses communes, au nombre desquelles on compte Dreux et Châteaudun. Chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’instruction publique, Lucien Merlet meurt à Chartres le 20 juillet 1898.

Ses travaux abondants portent particulièrement sur l’histoire du sud de l’Île-de-France et ses sources médiévales : éditeur infatigable, il publie aussi bien des instruments de travail : Dictionnaire topographique du département d’Eure-et-Loir (1861, le premier en date de la série des inventaires topographiques), Analyse des archives communales de la ville de Dreux (1875), de Châteaudun (1885), de Chartres (1888) ; des sources textuelles : Cartulaire de Notre-Dame-des-Vaux-de-Cernay (en collaboration avec Auguste Moutié, 1857-1858), Lettres de saint Yves, évêque de Chartres (1881), Cartulaire de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Tiron (1883) ; que des ouvrages proprement historiques : Histoire de l’abbaye de Notre-Dame de Coulombs (1864), Notice historique sur la baronnie de Châteauneuf-en-Thimerais (1865), Poètes beaucerons antérieurs au XIXᵉ siècle (1894).

Son fils René poursuit son œuvre : il publie à titre posthume un ouvrage prosopographique écrit à deux mains avec son père, Les dignitaires de l’église Notre-Dame de Chartres (1900), après avoir édité seul le Cartulaire de l’abbaye de la Madeleine de Châteaudun (1896).

Sources : Nécrologie. Lucien Merlet, Chartres, 1899 ; nécrologie dans la Bibliothèque de l’École des chartes, t. LX (1899), p. 267-280. – Notice par Jacques Lacour dans le Guide des Archives d’Eure-et-Loir, Chartes, 1983.

Son collaborateur Eugène de Buchère de Lépinois n’a pas laissé un œuvre aussi considérable : il a principalement publié une Histoire de Chartres (1854-1858), des notices sur divers poètes chartrains, ainsi que des Recherches historiques et critiques sur l’ancien comté et les comtes de Clermont-en-Beauvoisis du XIᵉ au XIIIᵉ siècle (1877). Il s’est également intéressé à la peinture, et a publié des notices d’artistes et des catalogues d’expositions dans des revues normandes.

Conception et contenu de l’édition

Les deux érudits entendaient compenser une lacune historiographique importante, tout en s’inscrivant dans la vogue des éditions de cartulaires, type documentaire considéré alors comme le meilleur support d’étude d’un établissement ecclésiastique au Moyen Âge. Ils se sont inspirés du cartulaire de Saint-Père de Chartres et de celui de Notre-Dame de Paris, tous deux édités par Benjamin Guérard, le premier en 1840, le second en 1850. Il s’agissait d’ailleurs de combler le vide qui existait entre ces deux modèles, dans la mesure où ils concernent aussi bien l’Île-de-France à une niveau général que le pays chartrain en particulier. 

Le noyau de cette compilation factice, étalé sur deux volumes, est intitulé « Instrumenta ex autographis et variis codicibus recollecta » et désigné comme « Texte du Cartulaire » dans la préface, ou « Chartes et documents » dans la table générale des matières. L’essentiel des pièces éditées provient du fonds du chapitre cathédral ; le fonds de l’évêché, très hétérogène et incomplet, et qui consiste surtout en plans et terriers, n’a quant à lui pas été pris en compte.

L’ambition avouée de publier une somme historique complète sur le chapitre cathédral et le diocèse de Chartres a en outre poussé les deux éditeurs à réunir, autour ou au sein même de leur restitution d’un cartulaire virtuel, un certain nombre de pièces extérieures, documents narratifs ou normatifs. Il s’agit des « varii codices » ou « documents » désignés dans les différents titres du cartulaire. De fait, le « Texte du cartulaire » s’ouvre sur le Vieille Chronique de 1389 (BM Chartres no 18 ; t. I, no 1, p. 1-66). Cet opuscule est subdivisé en trois parties : une liste des évêques de Chartres jusqu’à Jean V Lefèvre (1380-1390), continuée jusqu’à Jacques Lescot (1643-1656) ; une analyse des séances des premiers évêques jusqu’à Eudes (967-1004) ; des notes sur les usages du chapitre, le trésor de la cathédrale, les cérémonies enfin.

À la suite de ce prolégomène sont réunis les actes du chartrier retenus (t. I, p. 67-263 : actes datés de 573 à 1199 ; t. II, p. 1-277 : de 1200 à 1391). La substance de ce corps d’ouvrage émane de deux sources principales : le fonds du chapitre déjà évoqué, qui a alimenté le cartulaire à partir de 1194, d’une part, et de larges extraits des deux exemplaires du Livre des privilèges de l’église de Chartres (Bibl. nat. de Fr. 10094-10095), qui a fourni de nombreuses pièces pour le XIIe siècle, d’autre part. Les actes sont classés dans l’ordre chronologique :

Tableau de répartition chronologique des actes
 
VIe siècle 1
571-580 1
 
VIIIe siècle 3
Seconde moitié du VIIIe siècle 2
761-770 1
771-780 1
S. d. VIIIe siècle 1
 
IXe siècle 2
861.870 1
881.890 1
 
Xe siècle 5
Première moitié du Xe siècle 3
941.950 3
Seconde moitié du Xe siècle 2
 
XIe siècle 14
Première moitié du XIe siècle 3
1011.1020 1
1031.1040 1
1041.1050 1
Seconde moitié du XIe siècle 8
1051-1060 1
1071-1080 1
1081.1090 3
1091.1100 3
S. d. XIe siècle 3
 
XIIe siècle 123
Première moitié du XIIe siècle 37
1101.1110 6
1111.1120 8
1121.1130 4
1131.1140 6
1141.1150 13
Seconde moitié du XIIe siècle 73
1151.1160 1
1161.1170 14
1171.1180 9
1181.1190 20
1191.1200 29
S. d. XIIe siècle 13
 
XIIIe siècle 241
Première moitié du XIIIe siècle 154
1201.1210 56
1211.1220 33
1221.1230 35
1231.1240 10
1241.1250 20
Seconde moitié du XIIIe siècle 84
1251.1260 36
1261.1270 11
1271.1280 21
1281.1290 10
1291.1300 6
S. d. XIIIe siècle 3
 
XIVe siècle 9
Première moitié du XIVe siècle 7
1301.1310 2
1311.1320 2
1321.1330 3
Seconde moitié du XIVe siècle 2
1361.1370 1
1391-1400 1

Il est à noter qu’à partir du document no LIX (1150), les actes non conservés repérés à l’aide de l’Inventaire du chapitre de 1780 sont décrits par un regeste en français ; c’est également le cas d’un certain nombre d’actes que les auteurs ont choisi de ne pas éditer in extenso, de manière à alléger l’ensemble. En guise de pendant à la Vieille chronique, se trouve une pièce administrative et comptable dont la valeur documentaire a suffi, aux yeux des éditeurs, à justifier son insertion dans l’ouvrage : le Polypticon ecclesiae beatae Mariae Carnutensis de 1300 (BM Chartres n° 24 ; t. II, p. 279-429).

Le tome III présente quant à lui un nécrologe (p. 1-226) dressé à partir de BM Chartres no 25, complété par d’autres documents nécrologiques de diverses époque, et s’achève par un dispositif de tables destiné à faciliter l’exploitation des actes édités en amont : un « dictionnaire topographique et index géographique » (p. 227-317), une « table des noms » (p. 319-391) et le « Pouillé du diocèse de Chartres au XVIIIe siècle » (p. 393-438).

En tête de cet ensemble composite, les auteurs ont pris soin de ménager une vaste introduction qui cimente leur ouvrage (t. I, p. XXI-CCIII). Si elle revient en détail sur l’histoire des évêques et de leur diocèse, et s’appesantit au passage sur l’organisation, la hiérarchie et l’administration du chapitre cathédral, sans faire l’économie d’une description du trésor de la cathédrale, elle offre également l’occasion d’une étude ambitieuse de l’économie agraire de la Beauce. Elle vise aussi à répondre à des questions incidentes telleS que l’origine de l’église de Chartres ou les limites du diocèse.

Qualité de l’édition

De manière générale, le lecteur est amené à déplorer l’extrême parcimonie des indications qui permettraient de reconstituer la démarche des deux auteurs. La dimension expérimentale du projet aurait pourtant justifié des explications détaillées, à même de défendre et de mettre en valeur le large cadre choisi. Ainsi, quelle est la part de l’entreprise érudite dans la genèse de l’édition, par rapport aux motivations archivistiques que l’on devine au cœur des préoccupations de Lucien Merlet ? Qu’est-ce qui a motivé la sélection de tel ou tel acte dans le chartrier du chapitre, à partir du moment où l’inflation documentaire ne permet plus de tout éditer ?

Les réponses à ces questions de fond sont trop souvent abandonnées à la libre appréciation du lecteur, auquel on laisse par exemple le soin de constater par ses propres moyens que les auteurs ont cherché à rassembler systématiquement, à des fins d’exhaustivité, l’ensemble des actes conservés antérieurs au sinistre de 1194. Dans le même ordre d’idée, aucune explication n’est fournie sur le caractère provisoire du système de cotation du fonds du chapitre. On déplore surtout une absence totale de présentation des sources, de leur localisation ou de leur organisation. Les documents originaux utilisés sont identifiés au cas par cas sous forme de notes, encore que certaines clefs aussi indispensables que l’Inventaire du chapitre de 1780 ne sont tout bonnemet jamais présentées. Dans la mesure où l’Inventaire sommaire de la série G n’est pas encore paru en 1865, rien ne permet de compenser cette lacune.

Une courte préface apporte tout de même quelques éléments d’interprétation. Les auteurs avouent d’emblée que leur entreprise a suscité une polémique du fait des problèmes méthodologiques qu’elle n’a pas manqué de poser : « Nous n’avons pas ici suivi tout-à-fait la règle généralement adoptée. Quelques savants diplomatistes de notre époque nous ont contesté, nous le savons, à nous autres modernes, le droit de faire un cartulaire pour un établissement n’en ayant jamais possédé. » Mais il n’a pas été pas question de s’appesantir sur ce point, et la discussion reste à l’état d’ébauche.

Le caractère atypique de tel ou tel document a bien souvent constitué un critère suffisant pour garantir son insertion dans l’édition finale : il en résulte un produit hétérogène, qui ressemble davantage à un cabinet de curiosités diplomatiques ou historiques qu’à un cartulaire aux logiques domaniales clairement affirmées. Un aspect de cette hétérogénéité est l’ambitus chronologique inhabituellement large pour un cartulaire : le dernier document de la partie « Instrumenta » date en effet de 1391. C’est sans parler du pouillé, qui présente un tableau du diocèse de Chartres en 1789 ; mais dans ce cas, l’influence de l’édition du cartulaire de Notre-Dame de Paris par Guérard, modèle souvent invoqué, est sensible.

Enfin, la répartition des tâches entre les deux auteurs n’est pas explicitée. Il est possible toutefois de supposer que Lucien Merlet s’est occupé du repérage et de l’édition des actes, tandis qu’Eugène de Lépinois a pu mettre à profit l’expérience acquise lors de l’éfition de son Histoire de Chartres pour rédiger l’introduction.

De nombreux points positifs viennent compenser les défaillances du parti général, sans remédier pour autant à l’hétérogénéité du résultat ou au manque de justification des choix opérés. De fait, ils concernent surtout la qualité formelle de l’édition. Les tables du tome III, limitées à un index locorum et un index nominum, remplissent parfaitement leur rôle ; quant à l’index rerum, il est suppléé, de l’aveu des auteurs, par l’introduction. Les deux tables sont d’un usage très commode : ainsi, l’index géographique répertorie toutes les graphies rencontrées d’un nom de lieu, et renvoie toujours à une seule autorité. Fait appréciable, il prend également en compte les noms de rues, de paroisses et de faubourgs de Chartres.

Les auteurs précisent dans leur préface que l’abondance des notes, dont le dispositif est censé faciliter l’élaguage du trop volumineux fonds du chapitre, a requis de donner la préférence au français plutôt qu’au latin, pour des raisons de clarté. La description assez complète des sceaux, quand ils existent, est une bonne initiative qui n’est pas encore entrée en coutume à cette époque.