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[p. 267] Les débuts de la production d’actes urbains en Flandre au XIIIe siècle

Introduction

Cette communication est basée sur du matériel flamand, édité par feu M. Gysseling dans le “Corpus van Middelnederlandse teksten” (CMT)1. Les textes datent du dernier quart du XIIIe siècle. Pour ce qui est des textes concernant le comté de Flandre, il s’agit essentiellement d’actes de juridiction gracieuse, établis ou non par des magistrats urbains.

Le passage des transactions orales aux transactions écrites

Dans le courant du XIIIe siècle, les gens se sont de plus en plus souvent adressés à une institution compétente à délivrer des actes afin d’obtenir une preuve valide de l’acte juridique passé. Ceci n’avait pas toujours été le cas. Jusqu’à la fin du XIe siècle la preuve par témoins était en vigueur dans les contestations de droit privé. À partir du XIIe siècle la preuve écrite gagna petit à petit de l’importance. Échevins, hommes de fief, officiaux, doyens de chrétienté, cités d’abord seulement comme témoins (testes idonei) dans les chartes, jouent à partir du XIIe siècle un rôle plus important dans l’élaboration de ces actes. Les contrats n’étaient plus seulement passés en leur présence, mais ils délivraient eux-mêmes des actes authentiques aux parties2.

La majorité de ces actes de juridiction gracieuse (dons, transferts, achats et ventes, …) était passée devant les échevins urbains ou ruraux. Ceci devint obligatoire dès le XIIe siècle par certaines lois, comme p.ex. les keures d’Arras [p. 268] (1194), et d’Ypres (1249)3. Le succès de ces échevins s’explique en partie par le fait que les autorités religieuses et séculières — trop attachées à leurs structures féodales — n’étaient pas en mesure de s’adapter aux nouveautés socio-économiques (croissance commerciale et industrielle). Les magistrats urbains, jeunes et puissants dirigeants des villes aspirant à plus d’autonomie, offraient à leurs populations la possibilité d’authentification rapide et efficace de leurs contrats privés. Les bourgeois des villes préféraient nettement une instance qui non seulement leur était proche, mais qui en plus décidait de la justice pénale4. En cas de conflit éventuel, ce même banc échevinal était en effet amené à juger en tant que tribunal. Les autorités communales renforçaient ainsi leur pouvoir et contrôlaient de plus en plus la vie privée de leurs concitoyens, e.a. par le biais des actes de juridiction gracieuse5. Les nouveaux développements socio-économiques allaient de pair avec une évolution administrative. En effet, la culture urbaine évolua vers l’écrit. Si au commencement ces échevins durent faire appel à des écrivains publics, avec le temps ils organisèrent des secrétariats urbains, et ils simplifièrent les procédures6.

L’évolution vers des chancelleries urbaines organisées

Les chancelleries urbaines prennent du temps à se mettre en place, elles ne surgissent pas partout en même temps. Nous disposons cependant de documents qui nous informent de l’existence d’une certaine organisation administrative, mais peut-être pas de l’élaboration d’actes (p.ex. les comptes de la ville de Bruges en 1280)7. Nous connaissons parfois aussi l’existence de clercs au service de l’administration urbaine, comme ce Nicolas van Biervliet, clerc principal au service des échevins de Bruges à partir des années 1260 jusqu’à sa [p. 269] mort en 12938. S’il était oui ou non réellement responsable de la rédaction et/ou de la mise par écrit des chartes de juridiction gracieuse ne peut être déduit de l’étude de la documentation brugeoise. Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que nous rencontrons les premiers registres dans lesquels on notait ce genre de chartes9. Le registre le plus ancien des ‘wettelijke passeringen’ (transactions légales), non-urbaines toutefois, est celui du banc échevinal de la seigneurie de St-Bavon à Gand (1210-1239)10.

La langue des chartes

Les chartes citées ci-dessus (essentiellement issues de la juridiction gracieuse) ont toutes été rédigées en langue vernaculaire, le moyen néerlandais. Dans le comté de Flandre, la majorité des chartes de la juridiction gracieuse étaient passées en moyen néerlandais11. Ceci s’explique e.a. par l’effort d’efficacité, mais aussi par la demande de plus de transparence dans ce genre de documents. Au lieu d’user du latin plus compliqué, il était plus efficace de noter en néerlandais ce qui avait été dit oralement dans cette langue12.

Les auteurs des chartes

Les auteurs des chartes qui figurent dans le CMT sont les suivants : des échevins urbains (p. ex. Bruges, Gand) ; des échevins de seigneuries rurales (p. ex. le Franc de Bruges) ; des échevins et hommes de fief de nobles locaux ; d’autres instances communales, comme p. ex. les hommes héréditaires (‘erfachtige lieden’) à Gand ; des baillis, prévôts et autres représentants du pouvoir comtal ; des autorités religieuses ; des institutions religieuses et caritatives ; quelquefois le comte lui-même ainsi que quelques individus. Les échevins des bancs urbains et ruraux constituent le plus grand groupe parmi les auteurs de chartes dans le CMT.

[p. 270] Les différents types d’actes juridiques

Les actes juridiques passés devant les auteurs des chartes urbaines sont très divers : la majorité est constituée de dons simples, ce sont des transactions entre deux parties, où la première fait un don à la deuxième (gaven wettelike ghifte). Nous pouvons y distinguer des dons de biens meubles et immeubles, des rentes, des dîmes, mais aussi des aumônes et des testaments contenant souvent une mention supplémentaire qui explicite que le don sert à réparer une injustice commise. Bien que l’on soupçonne que pas mal de ces dons servent à voiler une vente (comme l’information dorsale nous permet de le déduire), il existe peu d’actes réels de vente avec mention de la somme impliquée.

Les biens qui faisaient partie d’un don ou d’une vente étaient souvent restitués à la partie agissante en contrepartie d’un cens. Il s’agissait donc en fait d’un crédit avec mise en gage de p.ex. un terrain, au cas où les remboursements annuels ou semestriels poseraient problème. De telles transactions combinées étaient inscrites dans une seule charte.

D’autres textes mentionnent un échange de biens ou une remise de dettes ou constituent précisément une reconnaissance de dette. Bref, ils font connaître toutes sortes de contrats et d’accords entre différentes parties. En outre il y a aussi des lettres de rentes viagères et héréditaires.

Le cas de Bruges

Une ville comme Bruges offre un bel exemple de cette évolution pendant le dernier quart du XIIIe siècle. Bruges est à ce moment une ville en pleine expansion économique grâce au commerce international sur le Zwin13. Une telle expansion économique a inévitablement une influence sur d’autres aspects de la société : elle peut inciter les gens à négocier des biens. Dans le but d’éviter des conflits, on exige des preuves écrites et valides, passées devant les autorités de la juridiction dont ressortent les biens en question. Dans une ville comme Bruges, une partie de la population urbaine (en forte augmentation) ne ressort pas de la juridiction des échevins urbains, mais de celle de différentes seigneuries dont dépendent les nouveaux quartiers des banlieues. La compétence des échevins de Bruges ne s’étendait que sur le territoire compris dans les remparts de 1127-1128. C’était une situation difficile parce que les échevins n’avaient par conséquent aucun pouvoir sur la population habitant en dehors de ces remparts. Dans le troisième quart du 13e siècle, le magistrat urbain voulût exercer plus de contrôle sur cette partie de la population. Des terrains et des droits furent [p. 271] rachetés pour des montants importants afin d’établir un territoire de juridiction uniforme, qui ressortirait de la compétence des échevins brugeois. Ceci ne réussit pas entièrement : ils ne purent jamais racheter les enclaves du Proosse et du Kanunnikse qui étaient situées dans Bruges même. Ces seigneuries — dont les revenus étaient respectivement dûs au prévôt et aux chanoines de Saint-Donatien — avaient leur propre justice, leurs lois, keures et administrateurs (les redenaars)14. Ceci avait pour conséquence qu’une partie de la population brugeoise devait obligatoirement passer par les redenaars d’une de ces enclaves et non pas par les autorités urbaines de Bruges, pour effectuer leurs transactions. Ce qui régulièrement et presqu’inévitablement aboutissait à des conflits.

Outre les échevins urbains et les redenaars, nous trouvons à Bruges d’autres auteurs de chartes qui n’avaient pas de compétence juridique dans la ville même pour autant. Il s’agit en particulier des échevins du Franc de Bruges (une grande seigneurie rurale autour de Bruges) et des échevins de la seigneurie de Sijsele (appartenant au Franc de Bruges) qui siègeaient au “Bourg” à Bruges. La présence de ces autorités à Bruges entraînait la présence de scribes qui s’occupaient de mettre par écrit les actes. Ces scribes offraient leurs services payants à toute personne qui sollicitait leur aide. Le commerce international, dont Bruges était la plaque tournante, a sans doute donné naissance à une administration spécifique. N’oublions pas qu’à côté de cela, il y avait aussi les nombreux couvents, abbayes et églises où l’on écrivait déjà de longue date. On constate donc une activité d’écriture importante, à ce point que, après étude des textes de la région brugeoise, nous sommes en mesure de parler d’un “style brugeois”. Une chose difficile à décrire de façon objective.

Pour des raisons d’ordre méthodologique nous avons divisé les actes passés devant les échevins de Bruges en trois catégories :

  • actes de juridiction gracieuse et contentieuse ;

  • lettres de rentes viagères et héréditaires ;

  • documents administratifs.

A. Les chartes brugeoises de juridiction gracieuse

Dans le CMT nous retrouvons 49 chartes de juridiction gracieuse ainsi que quelques sentences passées devant les échevins de Bruges (une charte a été rajoutée plus tard à cet ensemble)15.

[p. 272] Cinquante chartes datées d’entre le 12 avril 1274 et le 16 août 1299, un nombre relativement limité. En ce qui concerne la période avant 1280, nous pouvons expliquer en partie ce petit nombre par l’incendie du beffroi de Bruges en 1280. Toutefois, une explication plus adéquate pourrait être que, vu le caractère commercial de Bruges, les documents concernant les activités du commerce international auront été plus nombreux que les actes au sujet des transactions mobilières et immobilières de ses habitants. Le territoire brugeois n’était d’ailleurs pas tellement grand. Comparons : en ce qui concerne le Franc de Bruges, nous disposons de 722 chartes passées entre 1262 et 1300. Cela signifie une moyenne de dix-huit chartes par an, alors qu’à Bruges il n’y a que deux chartes par an. Il est vrai aussi que pas mal de Brugeois se rencontrent aussi bien comme disposants que comme bénéficiaires d’actes dans les environs immédiats de Bruges. Dans sa thèse Van den Auweele suggère deux autres explications : il réfère à la coutume d’avoir recours à des instances cléricales pour homologuer un acte juridique et aux troubles fréquents à Bruges de 1280 jusqu’à la fin du 14e siècle. Le magistrat de la ville était impliqué dans ces troubles. Ceci a pu nuire à la confiance des bourgeois en leurs institutions16. La première explication doit immédiatement être nuancée, car pourquoi les échevins du Franc avaient-ils tant de succès et pourquoi la concurrence avec le clergé ne jouait-elle pas dans ce cas ?

Dans dix-neuf chartes, l’acte juridique porte sur une rente qui est transférée d’une partie à l’autre par le biais d’un don simple. Ces rentes sont toutes sur des terrains ou des bâtiments situés à Bruges. Les bénéficiaires sont les suivants : l’hôpital de la Madeleine (la léproserie de Bruges), les curés de l’église Notre-Dame, le couvent de Saint-Trond, le couvent des Riches Claires (Urbanistes), l’hôpital Saint-Jean, la table du Saint Esprit (dispensaire pour malades et pauvres) ainsi que quelques particuliers. Seules sept chartes concernent une transaction entre particuliers. Dans tous les autres cas, une institution ecclésiastique ou caritative est bénéficiaire. Ceci s’explique en partie par le fait que de telles institutions garantissent une meilleure conservation. Si l’on étudie les références d’archives des autres textes, on constate qu’il s’agit d’actes passés entre particuliers, mais qui par après, à l’occasion de transactions ultérieures, allaient faire partie des archives d’une institution.

[p. 273] Dans dix-huit chartes l’on négocie des maisons (entièrement ou partiellement) ou des terrains, parfois en combinaison avec des rentes et des droits fixés sur le bien acheté ou vendu. Ces biens peuvent être situés à Bruges17. Les bénéficiaires sont les suivants : la table du Saint Esprit, l’hôpital Saint-Jean, le couvent des Riches Claires, le béguinage Saint-Aubert, l’hôpital de la Potterie, le chapitre de St-Donatien, l’abbaye de Ter Doest, l’église St-Sauveur, ainsi que quelques particuliers. Ici encore dans plus de la moitié des cas, les bénéficiaires sont des institutions ecclésiastiques ou caritatives.

Le CMT 461 traite d’un double acte juridique : un terrain situé à Bruges est donné et restitué à cens par après. L’auteur de l’acte juridique est un prêtre de l’hôpital de la Madeleine et le bénéficiaire est un chapelain de l’église Notre-Dame.

Dans cet ensemble, nous retrouvons également cinq jugements des échevins de Bruges :

  • CMT 494 : un conflit concernant un héritage,

  • CMT 710 : un arrangement concernant le droit coutumier pour le village de Saint-Gilles,

  • CMT 801 : un litige concernant le mur de clôture de Sainte-Claire,

  • CMT 1072 : un litige concernant des terrains de l’hôpital de la Madeleine,

  • CMT 1407 : un litige concernant les arriérés d’une vente.

Dans le CMT 1072 et 1407, les biens impliqués ne sont pas situés à Bruges même, mais en dehors de la ville ; les parties impliquées étaient probablement des brugeois, ce qui expliquerait l’intervention des échevins de Bruges. Dans trois autres chartes nous retrouvons des promesses concernant le paiement de rentes.

Finalement il reste quatre chartes inclassables dans les catégories prises en compte :

  • CMT 169a : un terrain situé à Bruges est désinféodé par le bailli et transmis en pleine propriété.

  • [p. 274] CMT 1130a : prise à cens d’un terrain appartenant au chapitre de l’église Notre-Dame.

  • CMT 1278 : mise par écrit d’un testament.

  • CMT 1423 : consignation d’un paiement.

La plupart des actes passés règlent des transactions entre parties. Il s’agit de transactions dont on veut obtenir une preuve valide de la part des propres échevins.

Lorsqu’on étudie les chartes d’une grande et puissante ville comme Bruges, la question se pose de savoir si les autorités urbaines ont oui ou non donné un cachet personnel aux actes passés devant eux, p.ex. en utilisant systématiquement un formulaire ou un vocabulaire bien particulier, pour ensuite l’imposer au secrétariat urbain ou aux scribes à leur service. Pour répondre à cette question il faut étudier et comparer systématiquement le formulaire de ces textes. Dans la suscription de 44 des 50 chartes en question on retrouve à chaque fois auprès de la locution Wie [N] scepenen in brucghe, une autre locution te dien tiden dat dese lettren ghemaect waren / waren ghemaect ou te dien tiden dat dese dinc / dat dit vor ons was ghedaen. Une telle systématique (mis à part quelques variantes) ne se trouve dans aucun autre ensemble de chartes émanant d’un seul et même auteur. Il faudrait donc y voir une intervention des autorités, d’autant plus que l’on sait que ces chartes étaient écrites par plusieurs mains. La tentation était par conséquent grande à chercher quelque chose de typiquement brugeois dans d’autres parties du formulaire de ces actes. Cette recherche n’a pas donné beaucoup de résultats. Le formulaire présente les mêmes variantes et les mêmes passages d’une formule à l’autre, tels qu’on les retrouve dans d’autres chartes de la région brugeoise et sans qu’on puisse pour autant parler d’un style typiquement brugeois.

À la lumière de ces constatations, nous pouvons conclure que, en ce qui concerne ce type de chartes, l’intervention des autorités brugeoises se limite à l’imposition de l’expression assez exclusive de “te dien tiden dat dese lettren ghemaect waren” (ou d’une variante). Cette locution figure au début des chartes et saute aux yeux. Dans le texte qui suit cette locution nous trouvons dans les chartes une multiplicité de formules et de formes. Ceci nous permet d’avancer la supposition qu’en ce qui concerne ce type de chartes à la fin du 13e siècle, il n’y avait pas de scribes appointés, se retrouvant ensemble dans un secrétariat pour effectuer ces travaux d’écriture. La multiplicité des variantes s’explique uniquement par le nombre élevé de scribes différents qui mettaient ces cinquante chartes par écrit.

  • Trente chartes étaient écrites par onze mains différentes, des mains que l’on ne peut attribuer à une institution particulière, parce qu’elles travaillaient pour des auteurs de chartes et des destinataires très divers. C’est la raison pour laquelle nous pensons pouvoir les caractériser en tant que “scribes indépendants”, [p. 275] parce que très probablement, ils offraient leurs services payants à tous ceux qui faisaient appel à leur savoir-faire.

  • Onze chartes ont été écrites par des mains inconnues à ce jour (on dispose à chaque fois d’un seul exemplaire d’écriture). Nous pouvons supposer que ces scribes étaient actifs quelque part dans la région brugeoise.

  • Trois chartes (dont deux jugements des échevins brugeois) ont été écrites par deux scribes qui étaient très probablement liés au magistrat urbain. Suite à cela, nous devons attribuer cinq chartes à un même groupe de mains plutôt qu’à un individu parce que celles-ci présentent beaucoup de similitudes, cependant pas assez pour pouvoir les attribuer à une seule et même personne. Ce groupe de mains doit son origine également à un milieu urbain. Selon Gysseling quelques-unes de ces chartes pourraient être de la main de Clais Juedemaere qui est mentionné dans les comptes brugeois pour avoir rédigé des “keures de draperie”.

  • Enfin il y a une charte dont nous supposons que le scribe était attaché à l’église Saint-Sauveur.

Ce sont donc ces mains multiples qui peuvent expliquer les nombreuses variantes dans le formulaire, mise-à-part la très typique formule de suscription. L’étude des chartes émanant d’autres auteurs aboutit aux mêmes conclusions. Ce genre de textes est tellement simple qu’un scribe pouvait parfaitement en réaliser et la rédaction et la mise au net. À Bruges il était toutefois tenu d’adapter la suscription aux désirs des autorités urbaines, alors qu’il n’y était pas obligé par les auteurs de chartes des environs. En tout cas, à la fin du 13ième siècle, à Bruges on ne produisait pas de chartes de façon systématiquement centralisée.

B. Les lettres brugeoises de rentes viagères et héréditaires

Dans l’ensemble des chartes brugeoises du CMT on trouve également quelques lettres de rentes viagères et héréditaires. Elles émanent des échevins et du commun de Bruges afin de remédier à la crise financière : pour les bourgeois fortunés ceci représentait d’ailleurs un bel investissement18.

Concrètement il s’agit de :

  • Quinze lettres de rentes héréditaires dont huit datent de novembre 1299 et sept de janvier 1300 (la date n’est pas explicitée davantage)19. Ces chartes sont [p. 276] toutes de la même main et sont rédigées selon un modèle très strict. Très probablement il s’agissait d’affirmer, outre par les nombreuses promesses et garanties qui figuraient dans les chartes, par le biais d’un formulaire fixe la crédibilité et la solvabilité de la ville de Bruges. Encore une fois on cherche à impressionner à l’aide d’un document écrit. Cela ressemble très fort à un travail à la chaîne où l’on copie mot par mot un exemple type. Il faut certainement attribuer l’initiative de la rédaction aux autorités urbaines et non pas au scribe. Nous ne disposons pas de chartes de juridiction gracieuse écrites par cette main, mais nous avons quatre lettres de rentes viagères qui datent de la même époque. Cette main peut donc avec certitude être située dans le milieu urbain.

  • Treize lettres de rentes viagères datent d’entre le 1er mai 1284 et le 25 décembre 130020. Contrairement au groupe précédent, celles-ci ne furent pas toutes écrites par la même main. Huit chartes sont de trois mains identifiables qui peuvent être situées dans le milieu urbain. Une de ces mains a également écrit les lettres de rentes héréditaires. Des deux autres mains, nous disposons de chartes appartenant au groupe traité en premier (groupe A). Quatre lettres de rentes viagères sont écrites par des mains inconnues. Concernant une de ces lettres de rentes viagères (CMT 533), Gysseling prétend qu’elle est de la même main que quelques ajouts à une “keure de draperie” (CMT 566). Le formulaire est moins constant que celui des lettres de rentes héréditaires, mais tout de même nettement inspiré d’un modèle qui a été utilisé systématiquement pendant seize ans. Il est néanmoins tout à fait remarquable qu’il n y a pas de conformité des éléments du discours diplomatique (formules de suscription, notification, corroboration et datation) dans les lettres de rentes viagères et celles de rentes héréditaires. Il est clair que les modèles ont été rédigés et utilisés séparément.

Ce matériel ne nous permet pas de conclure de façon certaine qu’il existait à Bruges une chancellerie active et bien établie. On ne peut toutefois pas nier quelques faits importants : pour la mise au net aussi bien des lettres de rentes viagères que de celles de rentes héréditaires on suivait très littéralement un modèle ; en se basant sur les documents conservés on constate que certaines mains travaillaient en exclusivité pour les échevins de Bruges ; enfin la formule de suscription très typique se retrouve dans quarante-quatre des cinquante chartes du 1er groupe. Ajoutons à cela que le premier compte urbain conservé date de 1280. Toutes ces données nous révèlent l’existence d’une administration urbaine, mais ne nous apprennent rien sur le degré de spécialisation ni d’organisation. En [p. 277] tout cas, dans le dernier quart du 13e siècle, les échevins brugeois se consacrent pleinement au développement de leurs services administratifs.

C.1. Les chartes administratives

Par cette catégorie nous entendons quelques keures (textes de réglementation) et autres documents qu’on ne peut situer dans les autres groupes.

Les keures :

Neuf keures concernant la draperie et trois concernant d’autres métiers21.

Gysseling note que dans les comptes de la ville on mentionne des dépenses faites pour la keure de 1282 (juillet-septembre, CMT 438). C’est également le cas pour la keure de 1284 (CMT 566). À propos de la keure du 7 juin 1294, il fait remarquer qu’on peut identifier la main qui y a travaillé avec une main qui a écrit d’autres chartes urbaines. Concernant cette keure, les comptes de la ville mentionnent des frais pour sa confection : il est notamment question d’un paiement de 3 livres à Clais Juedemare pour la transcription de la keure. Il s’agit d’une main que, dans notre recherche, nous avons qualifiée d’urbaine.

Les keures mentionnées ci-dessus se rapportent toutes aux métiers brugeois. Du point de vue diplomatique et paléographique, nous les avons introduites dans notre recherche que dans la mesure où elles pouvaient nous révéler l’existence d’une chancellerie urbaine. Un certain nombre de mains déjà identifiées comme appartenant aux services de la ville, étaient également impliquées dans la mise par écrit de ces keures. Ceci est confirmé par les mentions qui figurent dans les comptes de la ville.

C.2. Documents administratifs
  • CMT 239 : keure concernant la répression du rapt (31 décembre 1278) ;

  • CMT 313 : arrêté des échevins et du bailli concernant le commerce de produits alimentaires et les métiers (28 septembre 1280).

Cette charte a été écrite par une main qui écrivait également des chartes de juridiction gracieuse pour les échevins, mais cependant pas exclusivement pour eux. Sans doute ce scribe indépendant était-il bien connu du milieu échevinal : c’est la raison pour laquelle les échevins lui confiaient de temps en temps des travaux d’écriture ;

  • CMT 315 : plainte du commun de Bruges auprès du comte au sujet d’abus de pouvoir de la part des échevins et du conseil (28 septembre 1280 — octobre 5). [p. 278] Vu le sujet de cette charte il est fort improbable qu’elle ait été écrite dans le milieu urbain ;

  • CMT 347 : keure de Bruges du 25 mai 1281 ;

  • CMT 348 : liste de membres des métiers qui se portent garant pour la paix de Bruges (env. 1 mai-27 mai 1281). C. Wyffels, dans un article sur la révolte de Bruges de 1280-1281, soupçonne que les premières feuilles de ces rouleaux ont été écrites par un clerc comtal parce que les noms ont été écorchés22. La dernière feuille pourrait bien avoir été écrite par des clercs de la ville ;

  • CMT 419 : doléance de marchands étrangers à Bruges concernant la modernisation de la balance et l’amélioration de leur condition juridique (1281-1282) ;

  • CMT 984 : petite liste de bourgeois (vers 1290) ;

  • CMT 1227 : keure concernant l’organisation de la cavalerie bourgeoise (1292-1293).

Ces documents administratifs ne nous livrent pas plus de données. Ils ne peuvent pas encore être attribués à des mains précises, à l’exception d’une charte écrite par un scribe qui travaillait occasionnellement pour les échevins de Bruges.

Conclusions concernant les chartes brugeoises

Sur base des trois groupes de chartes étudiées plus haut, nous pouvons conclure qu’à Bruges à la fin du 13e siècle s’accomplit une évolution vers l’organisation plus systématique d’une administration urbaine.

Nous déduisons cette évolution des faits suivants :

  • La formule de suscription consacrée dans 44 des 50 chartes ;

  • Le modèle strictement suivi des lettres de rentes héréditaires et le modèle moins rigoureusement suivi des lettres de rentes viagères ;

  • Des mains et des groupes de mains, identifiés comme des mains “urbaines”, parce qu’elles travaillent presqu’exclusivement pour les échevins :

    Main : 1288-1298, 5 chartes dont 3 rentes viagères

    Main : 1299-1300, 19 chartes dont 4 rentes viagères et 15 rentes héréditaires Groupe de mains : 1282-1299, 5 chartes des échevins de Bruges, mais également une keure et des ajouts à d’autres keures. Clais Juedemare pourrait bien être une de ces mains. Cette main écrit aussi à deux reprises pour les échevins de la seigneurie de Sijsele, une fois pour ceux du Franc de Bruges et une fois pour les avoués du Saint-Esprit, mais étant donné qu’il s’agit ici [p. 279] d’une institution urbaine il est plausible qu’on leur ait “prêté” le personnel. Selon toute probabilité, cette main peut être située dans un milieu urbain.

    Groupe de mains : 1287-1299, 5 chartes dont deux (une des deux est une lettre de rente viagère) de Bruges et deux dont le destinataire est une institution brugeoise. Nous situons cette main également dans le milieu brugeois (bien qu’elle n’utilise pas la formule de suscription typique).

  • Remarquons aussi les nombreuses mains inconnues qui écrivaient des lettres de rentes viagères, des keures et des actes de juridiction gracieuse. Provisoirement nous les considérons comme hapax. Vus le sujet et l’auteur des chartes, il est néanmoins plausible qu’elles sont issues d’un milieu urbain.

  • Notons également l’intervention urbaine dans les keures et les comptes de la ville mis par écrit après la révolte de 1280.

Assez de preuves donc pour deviner une intervention urbaine, toujours mieux organisée. Il est toutefois incertain et peu probable qu’il existait déjà à cette époque une chancellerie organisée avec du personnel fixe. En tout cas, tous les Brugeois ne faisaient pas appel aux scribes de la ville pour la mise par écrit de leurs actes. Même le formulaire des actes échevinaux de juridiction gracieuse ne présente pas d’uniformité, contrairement aux lettres de rentes viagères et héréditaires émanant des autorités urbaines. Une étude de l’ensemble des chartes du 14e siècle serait nécessaire pour se rendre compte de l’évolution future.

Conclusions

L’évolution de la tradition orale vers des transactions mises par écrit se poursuit. Des services sont graduellement mis sur pied et dans une ville comme Bruges ils essayent d’imposer leur empreinte sur les élément du discours diplomatique. Cette évolution se poursuit au 14e siècle et a également pu être constatée pour d’autres villes et seigneuries rurales étudiées par nous. Le nombre de chartes conservées prend de l’ampleur et il y a plus d’aisance et de précision dans le langage, ainsi qu’une rationalisation des actes (on ne mentionne plus que l’essentiel de l’acte juridique). Des mains apparaissent au service exclusif de certains auteurs, dont les échevins locaux. Toutefois certaines villes et seigneuries rurales seront toujours de trop petite taille pour pouvoir disposer d’une chancellerie organisée. Elles continueront à faire appel à des scribes indépendants (itinérants ou non) ou au scribe d’une institution ecclésiastique située dans le voisinage.


1 M. Gysseling, Corpus van Middelnederlandse teksten (tot en met het jaar 1300), m.m.v. en van woordindices voorzien door W. Pijnenburg, Reeks I : Ambtelijke Bescheiden, La Haye, 1977. Reeks II : Literaire handschriften, [Bouwstoffen voor een woordarchief van de Nederlandse taal], La Haye, 1987). Ce matériel a servi de base à notre mémoire de licence : M. Leroy, Een paleografische en diplomatische studie van de dertiende eeuwse Middelnederlandse oorkonden uit Vlaanderen, RUG, Gand, 1989.

2 H. Nélis, Étude diplomatique sur la juridiction gracieuse des échevins en Belgique (1150-1300), dans : Annales de la Société d’Émulation de Bruges, LXXX, 1937, p. 1-57, passim. M. Gysseling, C. Wyffels, Het oudste goederenregister van wettelijke passeringen van Eksaarde (1349-1360), dans : Handelingen van de Koninklijke Commissie voor Toponymie en Dialectologie, XXXVII, 1963, p. 71-73.

3 M. Gysseling, C. Wyffels, o.c., p. 73-74.

4 P. Lardinois, Symptomen van een middeleeuwse clan : de erfachtige lieden te Gent in de le helft van de 14de eeuw, dans : Handelingen van de Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde van Gent, XXXI, p. 66.

5 Ph. Lardinois, Diplomatische studie van de akten van vrijwillige rechtspraak te Gent van de XIIIe tot de XVe eeuw, mémoire de licence inédit, U.G., Gand, 1976, Chapitre III, passim. H. Nelis, o.c., p. 14.

6 Voir aussi les conclusions de J. Burgers dans : De paleografie van de documentaire bronnen in Holland en Zeeland in de dertiende eeuw, Louvain, 1995, p. 476-487. Voir aussi : M. Gysseling, De invoering van het Nederlands in ambtelijke bescheiden in de 13de eeuw, dans : Verslagen en Mededelingen van de koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, 1971, I, p. 29-31.

7 C. Wyffels avec la collaboration de J. De Smet, De rekeningen van de stad Brugge (1280-1319). Eerste deel (1280-1302). Eerste stuk, [Commission royale d’Histoire], Bruxelles, 1965. J.A. Van Houtte, De geschiedenis van Brugge, Tielt/Bussum, 1982, p. 319.

8 J. De Smet, Maître Nicolas de Biervliet, l’aîné, Clerc des Échevins de la ville de Bruges (Première moitié du XIII siècle — 1293), dans : Études d’histoire dédiées à la mémoire de Henri Pirenne par ses anciens élèves, Bruxelles, 1937, p. 143-159.

9 M. Gysseling, C. Wyffels, o.c., p. 68-69.

10 M. Gysseling, A. Verhulst, Het oudste goederenregister van de Sint-Baafsabdij te Gent (eerste helft XIIIe eeuw), Bruges, 1964.

11 Voir aussi : M. Gysseling, De invoering. M. Gysseling, De aanvang van de Middelnederlandse geschreven literatuur, dans : Verslagen en Mededelingen van de Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, 1968, p. 132-144.

12 Voir aussi : E. Dijkhof, Het oorkondenwezen van enige kloosters en steden in Holland en Zeeland 1200-1350, Academisch Proefschrift, 1997, Chapitre VIII 4b.

13 M. Ryckaert, Brugge. Historische stedenatlas van België, sous la direction de A. Verhulst, J.-M. Duvosquel, Bruxelles, 1991, p. 66-67.

14 M. Ryckaert, o.c., p. 71-83.

15 Il s’agit des numéros suivants : CMT 149, 169, 169a, 180, 183, 188, 231, 238, 255, 332, 421, 435, 461, 481, 494, 564, 584, 710, 726, 769, 786, 791, 801, 885, 924, 957, 972, 1012, 1026, 1033a, 1068, 1072, 1130a, 1278, 1318, 1334, 1386, 1407, 1423, 1430, 1438, 1442, 1467, 1544, 1678, 1707, 1726, 1772 en 1785. H. Rombaut, M. Leroy, G. Declercq, Acht nieuwe teksten in het Middelnederlands uit de 13de eeuw, dans : Taal en Tongval, XL, 1988, 1-2, nr. 2.

Il se peut qu’on découvre d’autres chartes, inconnues jusqu’à présent, ce qui nous obligera de nuancer davantage ce point de vue concernant les chartes brugeoises.

16 D. Van Den Auweele, Schepenbank en schepenen te Brugge (1127-1384). Bijdrage tot de studie van een gewone stedelijke rechts- en bestuursinstelling, Thèse de doctorat, Louvain, 1977, p. 290-293.

17 Il y a pourtant bien quelques exceptions, mais le texte même nous explique pourquoi l’acte juridique est passé devant les échevins de Bruges. Dans la charte CMT 169, le terrain est situé à Vlissegem et l’acte est passé devant les échevins de Bruges. Dans la charte on prévoit cependant une clause par laquelle les donateurs promettent de passer devant les échevins locaux.

Dans la charte CMT 238, il s’agit de biens binden schependoeme van brucghe ende derbuten. Sans doute projettait-on de tout enregistrer dans une seule charte. Dans la charte CMT 332, le terrain est situé dans les “moeres” d’Aardenburg, mais il s’agit en vérité d’un bien qui avait été offert à la partie agissante, légué par testament, et qui est ici utilisé pour rembourser une dette.

Ceci vaut également pour les terrains de la charte CMT 1442. Ici aussi il s’agit de propriétés déjà transmises.

18 Concernant les lettres de rentes viagères et héréditaires, voir e.a. :

R. Van Uytven, Het stedelijk leven 11de-14de eeuw, dans : Algemene Geschiedenis der Nederlanden, Deel 2, Bussum, 1982, p. 241. J. Merlevede, Stad, vorst en schatkist. Het Brugse en leperse financiewezen tussen Middeleeuwen en Nieuwe Tijden (1405-1555), Thèse de doctorat, V.U.B., Bruxelles, 1985, p. 391-408.

19 Il s’agit des numéros : CMT 1817, 1818, 1819, 1820, 1821, 1822, 1823, 1824, 1852, 1853, 1854, 1855, 1856, 1857 et 1858.

20 Ce sont les numéros suivants : CMT 533, 898, 1051, 1212, 1213, 1257, 1388, 1792, 1880, 1881, 1918, 1921 et 1922.

21 Voir CMT 201, 395, 438, 566, 638, 663, 1340, 1930, 1931, 1932, 1934 et 1935.

22 C. Wyffels, Nieuwe gegevens betreffende een XIIIde eeuwse “democratische” stedelijke opstand : de Brugse “Moerlemaye” (1280-1281), dans : Bulletin de la Commission royale d’Histoire, CXXXII, 1966, p. 77-78.