École des chartes » ELEC » Le sanctoral du lectionnaire de l'office dominicain (1254-1256) » Introduction

Introduction

La liturgie et son histoire retiennent aujourd’hui l’attention d’un nombre croissant de chercheurs, et en particulier de médiévistes. Ce phénomène assez nouveau n’est pas une simple mode sans raison ni profondeur ; bien au contraire, car la liturgie, dans toutes ses manifestations directes ou indirectes, et au premier chef à travers les livres où elle se trouve consignée, constitue sans aucun doute un mode d’accès privilégié à la culture du Moyen Âge.

Certes, à l’instar de la plupart des sources écrites de cette époque, la production liturgique est incontestablement le fruit de l’activité et de la réflexion d’une élite, et ce n’est qu’indirectement, presque de façon détournée, qu’elle éclaire les multiples facettes de toute une civilisation. Mais son empreinte y est capitale. De même que l’historien de l’art est sensible au rôle essentiel de la liturgie dans l’organisation de l’espace sacré, de même, l’historien de la littérature sait qu’il ne peut faire l’économie de cet aspect de la vie des auteurs qu’il étudie, sous peine de ne pas entendre les multiples réminiscences bibliques et parabibliques dont peu de genres littéraires étaient alors exempts. Malgré l’évolution qui se dessine déjà au XIVe et au XVe siècles, les litterati n’ont longtemps fait qu’un avec les clerici, séculiers ou réguliers, ou, tout autant et plus encore pétris de liturgie, les hommes des cloîtres. Or, lectures, antiennes et autres pièces chantées, tout était prétexte à mémorisation dans une civilisation où la part de l’oral était majeure encore.

Quant à l’historien d’un culte des saints assurément multiforme, il est patent qu’il a tout à gagner d’une interdisciplinarité accrue en la matière ; interdisciplinarité qui, dois-je le préciser ?, m’a tout particulièrement attirée, tant la voie paraît prometteuse. Dans la lignée d’A. Vauchez, dont la thèse, parue voici une quinzaine d’années, a montré, entre autres choses, comment les procès de canonisation reflètent l’approche de la sainteté propre à un milieu et une époque, tout autant qu’ils la modèlent1, il apparaît en effet qu’à la croisée de l’hagiographie et de la liturgie, les textes lus pour les fêtes des saints pendant l’office des matines sont à la fois reflet et vecteur d’une certaine image de la sainteté, c’est-à-dire au cœur d’une interaction dont la société du temps est partie prenante.

Les leçons de matines témoignent en effet de la vision médiévale de la sainteté, parce que les lectionnaires qui les regroupent ont été élaborés, progressivement ou lors de révisions plus brutales, par des hommes qui, pour être « lettrés », n’en étaient pas moins représentants des mentalités de leur temps. Mais en aval, voici cette vision de la sainteté diffusée, orientée, lentement remaniée peut-être par ces mêmes lectionnaires. Le peuple de Dieu n’assistait bien sûr pas en son ensemble aux matines. Mais les clercs chargés de l’enseigner n’étaient-ils pas, quant à eux, façonnés par l’audition, à longueur d’année, de ce corpus de textes ? Et l’image des saints et de la sainteté qui en ressortait devait fatalement influer par ce biais sur leur prédication, au-delà même des traits saillants, miracles ou autres, qui, tout à fait délibérément cette fois, venaient illustrer leurs sermons, réveillant à point nommé l’attention des fidèles. Les Mendiants devaient d’ailleurs faire un large emploi de ce procédé à partir du XIIIe siècle, contribuant ainsi à la diffusion du genre littéraire des exempla...

Dans cette optique, le cas des Prêcheurs, considéré à la mi-XIIIe siècle, se révèle doublement intéressant.

D’un point de vue théorique d’une part, ils allient à la volonté de se doter très tôt d’une liturgie uniforme, leçons de matines comprises (et cette unification est réalisée quarante ans à peine après leur fondation en 1215), toutes les caractéristiques d’un ordre en pleine expansion, né pour répondre aux aspirations nouvelles d’un monde pris dans les mutations du XIIIe siècle. En son sein, et jusque dans le domaine d’une sainteté proposée en modèle de vie, les Dominicains se voulaient médiats des grâces reçues – contemplata aliis tradere, selon la devise de leur ordre.

D’un point de vue pratique d’autre part, le chercheur dispose de conditions idéales pour étudier comme il le mérite le lectionnaire sanctoral dominicain, tel qu’il a été mis au point en 1254-1256, sous la direction du maître de l’Ordre Humbert de Romans. En effet, les Archives générales de l’ordre des Prêcheurs, sises au couvent Sainte-Sabine à Rome, conservent aujourd’hui sous la cote XIV L1 un manuscrit regroupant tous les livres de la liturgie dominicaine élaborés alors, sous le titre d’Ecclesiasticum officium secundum ordinem fratrum predicatorum.

On a même longtemps considéré qu’on avait là le manuscrit apographe et archétype de la tradition tant recherché par les éditeurs de textes, d’où son appellation, devenue traditionnelle au XXe siècle, de « Prototype de Humbert de Romans » (ou Archetype, pour les Anglo-Saxons). Ce statut a été tout récemment remis en question lors du colloque qui, signe de son importance hors pair, a été entièrement consacré au manuscrit dominicain les 2, 3 et 4 mars 1995, sous l’égide de la Bibliothèque apostolique Vaticane, de l’École française de Rome, de l’Institut de recherche et d’histoire des textes et de l’Institut historique dominicain2. Sans entrer dans le détail des différentes communications consacrées à ce problème3, on en retiendra ici les grandes conclusions. Divers indices permettent de dater la réalisation du manuscrit des années 1256-1259, même si la décoration des quatorze livres qui le composent ne saurait être antérieure à 1265, et leur réunion en un seul codex, avec la page de titre actuelle, aux années 1270. Par ailleurs, s’il faut renoncer à lui donner son statut de (seul et unique) manuscrit apographe, on peut et on doit lui laisser toute sa valeur de témoin privilégié, car il est bel et bien l’un des exemplaria dont, dès 1256, le chapitre général de Paris prônait et organisait financièrement la réalisation, sous la gouverne du prieur du couvent parisien de Saint-Jacques4. Expression fidèle, intégrale et on ne peut plus proche dans le temps de la réforme unificatrice de 1254-1256, le ms. Sainte-Sabine XIV L1 est aussi le seul de ces exemplaria à être parvenu jusqu’à nous, présentant au complet les quatorze livres que compte l’Ecclesiasticum officium5.

Puisque la théorie comme la pratique nous invitent et nous autorisent à accorder au lectionnaire sanctoral de l’office dominicain toute l’attention qu’il mérite, reste à préciser le « comment » de cette étude.

Pour se familiariser avec le lectionnaire et saisir l’enjeu des questions qu’il soulève, une présentation rapide de la réforme liturgique de 1254-1256 et de l’histoire du codex est aussi l’occasion de donner toutes les précisions terminologiques nécessaires (chapitre I). Suit un bilan plus approfondi, au plan historique autant qu’historiographique, de la liturgie dominicaine des origines à Humbert de Romans (chapitre II). Car c’est dans ce contexte que l’articulation du lectionnaire avec les autres livres du ms. Sainte-Sabine XIV L1 (chapitre III), de même que la qualité de sa mise en œuvre (chapitres IV à VII), prennent toute leur signification. Muni de ces données, ainsi que de l’édition intégrale et de l’identification des leçons de matines qui leur font suite, il devient alors possible d’analyser, dans une deuxième partie, le processus de composition du lectionnaire. Le repérage des sources les plus marquantes, ainsi que l’analyse de la part respective des récits hagiographiques, des textes homilétiques ou autres qui composent le lectionnaire dessinent son profil général (chapitre VIII). Il faut aussi déterminer, autant que faire se peut, l’apport des liturgies externes et le poids de l’héritage dominicain (chapitres IX et X).

Mais parce que le lectionnaire n’est pas une simple compilation d’extraits de provenances diverses, le mode d’appropriation des textes de base (chapitre XI), ainsi que les commentaires critiques dont certains font l’objet (chapitre XII), jouent enfin un rôle essentiel dans la configuration spécifiquement dominicaine de l’ouvrage.

On remarquera que la question de la postérité des leçons de matines dominicaines, directe (liturgique) ou indirecte (homilétique et littéraire) a été délibérément laissée de côté, et avec elle l’étude des liens que le lectionnaire humbertien a pu avoir avec la conception contemporaine de la sainteté, en matière d’influence exercée comme reçue. Il eût fallu pour ce faire une enquête exhaustive qui dépassait largement le cadre matériel et temporel de cette étude6.

Toutefois, laissant ce travail complémentaire pour des recherches ultérieures, l’auteur des pages qui suivent espère qu’elles pourront déjà fournir à leur lecteur des informations et des bases de comparaison susceptibles d’éveiller son intérêt.


1 Thèse publiée en 1981 dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, sous le titre de La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques.
2 Les actes de ce colloque, intitulé « Liturgie, musique et culture au milieu du XIIIe siècle », sont à paraître dans la collection Studi et testi, sous la direction des PP. L. Boyle et P.-M. Gy o. p.
3 En particulier celle du P. Boyle o. p., « A material consideration of Santa Sabina ms. XIV L1 », et celle du M. T. Gousset, « La décoration du prototype et des manuscrits liturgiques apparentés ». Je remercie ces deux auteurs de m’avoir communiqué le texte écrit de leurs études, dans l’attente de la parution des Actes du colloque.
4 Cf. Annexe 2,I, à la date correspondante.
5 La copie la plus complète après lui est l’exemplaire portatif réalisé ensuite à l’intention du maître de l’Ordre, qui l’emportait dans ses tournées pour vérifier la conformité des livres liturgiques de chaque couvent au texte issu de la réforme humbertienne. Mais dès l’origine ce manuscrit, conservé aujourd’hui à Londres (B.L. Add. mss. 23935), ne comptait que douze des quatorze livres de l’Ecclesiasticum officium (il manque le bréviaire et le missel), et il est légèrement postérieur au manuscrit de Sainte-Sabine, puisqu’il remonte au début des années 1260.
6 On en trouvera toutefois les premiers éléments (concernant Thomas d’Aquin, Vincent de Beauvais et surtout Jacques de Voragine) dans ma thèse d’École des chartes, soutenue en 1995 sous le titre « Le Sanctoral du lectionnaire de l’office dominicain, 1254-1256 », ainsi que dans ma communication au colloque précité « Liturgie, musique et culture au milieu du XIIIe siècle... », sous le titre abrégé « Le Sanctoral du lectionnaire de l’office ».